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Voyage au pays où l'on cultive le bifteck,
"le Charolais élève, le Brionnais embouche"

Le Journal, avril 1943


Une enquête du "Journal", de notre envoyé spécial René Guibeaud

[Source : BnF/Gallica, Le Journal 16/04/1943 (n° 18344), 17-18/04/1943 (n° 18345) et 19/04/1943 (n° 18346)]

Dans les prairies du Charolais, les plus riches de France, les fameux troupeaux de bœufs se ressentent de la sécheresse

Charolles, 15 avril. Depuis quelques jours, le vent souffle sur le Charolais, un vent chargé d'eau et de froidure contre lequel la contrée, faite de mesure et de douceur, proteste de tous ses volets, de ses portails, de ses arbres lourds de bourgeons qui agitent leurs bras sous les rafales.

Dans les prés tendus le long des vallonnements, les bœufs blancs se ramassent au creux des haies de noisetiers constellés d'aubépines ; humant l'air fou, les bêtes meuglent, s'interrogent, puis, les pattes mollement pliées, reprennent leur lente rumination.

Ici, comme on le sait, triomphe l'élevage. On est éleveur d'abord. Et puis cultivateur ensuite, un petit peu. Cela tient au pays, au sol et à sa toison verte jaillissant au printemps comme un phénomène, toison qui envahit tout, recouvre tout, qu'un bétail innombrable attend. Cette herbe grasse nourrissante, repoussant à peine tondue, c'est elle, comme aussi une patiente sélection, qui a fait la forte race charolaise universellement appréciée pour son rendement en viande.

L'élevage a ses coutumes, règles, que dis-je ? ses lois. C'est merveille de constater avec quelle rigueur chacun les observe. Il y va, il est vrai, de l'opulence de la région, de cette fierté légitime du Bourguignon pour ce qui est avantages, propriétés et splendeurs de sa terre.

Si être paysan n'est pas un métier, comme l'a dit Ramuz, mais un état, c'est-à-dire une chose qui dure, qui semble avoir toujours existé, une chose dont on ne pense pas sortir, qu'on transmet à son fils comme on l'a reçue de son père, être éleveur est ici un état possédant un quartier de vraie noblesse terrienne.

Élevage à embouche

Il ne faut pas confondre élevage et embouche, m'a dit un des dirigeants du syndicat régional. Alors que nos bêtes sont réservées à la reproduction, celles d'embouche, une fois engraissées, ont une destination fatale, l'abattage. Nous pratiquons peu l'embouche, car nos herbages conviennent essentiellement aux jeunes animaux ; dans le Brionnais, par contre, région qui s'étale au sud-ouest de la nôtre jusqu'à la Loire, où l'herbe est d'une richesse nutritive inouïe, c'est à une véritable cure que le bétail est convié ; les sujets d'âge et amaigris eux-mêmes s'y « retapent » avec une rapidité étonnante. En somme, le Charolais élève et le Brionnais embouche. À chacun sa spécialité.

Et j'apprends qu'à la naissance chaque bête issue d'adultes rigoureusement sélectionnés est inscrite au « herd book », organisme seul qualifié pour établir que l'animal est de pure race charolaise. Ainsi, des garanties indiscutables seront données à l'acquéreur d'un reproducteur qui possède, comme un cheval ou un chien de race, son pédigrée.

Robe uniforme, blanche ou légèrement fromenteuse, sans aucune tache, cornes haut dressées, constituent les caractéristiques de sujets qu'avant-guerre on exportait jusqu'en Amérique. La qualité de la chair va de pair avec la quantité ; un bœuf charolais pèse couramment 1.000 à 1.100 kilos et fournit comme viande 55 % de son poids.

Le poids de viande ! Ici, tout se calcule sur cette base, c'est-à-dire sur une réalité d'engraissement : tant de kilos de viande à l'hectare, soit tant pour l'ensemble d'un domaine dont le fermage sera réglé suivant le prix moyen du kilo de viande au marché de la Villette.

Jusqu'à présent, reprend mon interlocuteur, le cheptel n'a pas diminué en nombre, mais en poids ; le déchet est sensible. A la saison dernière, la sécheresse a sévi durement pendant le temps de pâturage et, de novembre à février, quand il a fallu nourrir les bêtes à l'étable, nous avons manqué de tout. La paille, ça ne fait pas de la viande.

Mais voici le bétail dehors pour de longs mois.

Il faut de la pluie, Monsieur, beaucoup d'eau, pour « lancer » la pousse. La terre n'a pas reçu le dixième de ce qu'elle attend.

Pessimiste, en somme ?

Plutôt. Ce n'est pas cette année encore que nous reverrons les foires-concours de veaux gras d'avant-guerre : on y voyait des animaux superbes que les acheteurs, venus de partout, se disputaient âprement.

Sinon pour les mêmes raisons, sans doute en est-il toujours de même ?

Non, car il n'y a plus de concours. Trop de facteurs faussent maintenant les conditions du marché.

Sous le ciel maintenant déblayé de nuages se déploie, plus colorée, la large symphonie pastorale. Que de bêtes piquées comme des taches blanches sur l'infini des prés. Ma contemplation se mue bientôt, je l'avoue, en un calcul... sur le poids de viande. Oh ! idées-force que l'on plante dans les esprits ! Ce que tout cela représente ? Mais rien, pas même un mince bifteck du moins à ce stage, puisqu'il s'agit ici d'« élevage ». Initié comme je viens de l'être, à aucun instant je n'aurais dû l'oublier.

Le verdoyant menu des troupeaux du Charolais

SAINT-CHRISTOPHE-EN-BRIONNAIS, 16 avril. Il bruine ce matin et le vent mord. Une poussière d'eau s'agglutine sur les vitres de l'autocar avant de s'écouler en minces rigoles scintillantes. Le voici donc, ce Brionnais dont on m'a tant parlé hier à Charolles, campagne de Jouvence où le bétail vient se revigorer avant le trépas. Prairies sorties de cours d'eau coulant à ras bord, coupées de haies où domine la charmille, prairies étalées sur les mamelons et au creux des pentes, il n'y a que des prairies partout autour des hameaux qui vus de loin, assemblent à des constructions tirées des boites de nos enfants.

Autour de Oyé, typiquement bourguignonne avec ses maisons à pignons hauts et ses toitures glissant presque jusqu'au sol, il semble qu'un bétail innombrable ait décidé d'occuper la campagne. Aux bovidés inlassablement blancs, se sont joints quelques chevaux, des porcs balourds et ridicules, et même des oies au port plein de solennité. La grande parade de la ferme ; un décor qu'eût aimé Virgile ; il n'y manque que les pâtres sous leur houppelande raidie pour somnoler parmi les moutons. Mais les bœufs, les vaches doivent souffrir et dépérir, la nuit, couchés dans les prés gorgés d'eau.

Pas du tout, répond mon voisin. La vie au grand air, il n'y a que ça de vrai pour les bêtes. Elles profitent, faut voir comment ! Chez nous, l'herbe sauve tout.

Et jusqu'à Saint-Christophe, où l'autocar débouchera en plein désordre du marché, on ne parle que de l'herbe, de sa valeur suivant les terrains et l'exposition. Tel herbage convient spécialement à tel bétail : âge, état d'usure ou de développement ; également telle prairie a sa saison, mai, août ou octobre, pendant laquelle les ruminants appropriés profiteront doublement.

Nous ne sommes pas en Normandie, complète l'orfèvre. Ici, on « fait » de la viande et non du lait. L'emboucheur achète ses bêtes en fonction du pré qu'il leur réserve. À lui de ne pas se tromper. Une moins-value de 50 kilos, ça va chercher quelques tonnes pour un troupeau d'une centaine de têtes. Saint-Christophe possédait avant-guerre le troisième marché aux bestiaux de France, après Paris-La Villette et Lyon-La Mouche. C'est dire que l'emboucheur du Brionnais est un personnage. Dès février, revêtu de sa blouse délavée et armé de l'aiguillon, il hante les marchés de l'Auvergne, du Nivernais, du Bourbonnais surtout ; il achète jusqu'en mai. Avant 1914, précise-t-il, nous ne ramenions que des bœufs de 5 à 6 ans. L'habitude est venue ensuite d'emboucher du bétail de 3 à 4 ans. Aujourd'hui, quelle misère ! L'âge des vaches maigres, au sens propre du mot. On ne peut trouver que des bêtes trop jeunes ou fourbues, des « malingrots », dont les os perceraient la peau, pour un peu. Elles sortent des étables, c'est tout dire ; et dame, les paysans de là-bas ne cèdent pas ce qu'ils ont de mieux. Le séjour dans nos prés garnira les coffres, d'accord. Mais faut pas demander l'impossible ; ça revient de trop loin, tous ces « malingrots ».

D'où le déficit actuel de viande ?

Bien sûr. Quoiqu'il n'y ait pas que cela, vous vous en doutez. Mon interlocuteur estime, notamment, que certaines commissions de réquisition manquent de compétence dans le choix des bêtes ; elle raflent pour la boucherie des animaux susceptibles de « prendre » cent ou cent cinquante kilos à l'embouche, et en laissent d'autres qui méritaient, d'être immédiatement abattus.

Que faire ? ajoute mon bonhomme, la réquisition est souveraine, elle est une concurrente contre laquelle on ne lutte pas. Mais, nous, Monsieur, on connaît pourtant le métier.

L'année 1942, année de sécheresse excessive a apporté aux éleveurs du Charolais de grosses alarmes

ST-CHRISTOPHE-EN-BRIONNAIS, 18 avril. Attablé dans un débit plein de propos sonores, j'écoute mes compagnons s'attendrir sur le temps passé. Alors, tout était facile ; les prés étaient garnis de bêtes grasses, les marchés regorgeaient d'animaux autant que d'acheteurs, on négociait librement. Bien sûr ! On mangeait même sa côtelette sans permission.

Le bétail ne se pesait pas, dit l'un. On estimait les bêtes en poids de viande et non en poids brut. Pour un bœuf d'un millier de kilos brut, on tombait juste, à 10 kilos près. Maintenant, tout est pesé, c'est le marché des innocents. Et chacun d'éclater de rire.

Ici, tout se payait sur le mur du champ de foire, sans jamais la moindre quittance, me révèle encore le président du syndicat. Certes, ça discutait longtemps quand il le fallait, concède-t-il, rieur et malicieux ; mais une fois l'accord conclu, on n'y revenait pas. Jamais on n'a eu besoin du juge de paix pour régler les comptes. Ainsi, on ne se fait pas d'ennemis.

Les ennemis du bétail

Des ennemis, nous en avions et nous les avons encore ; ce sont ceux de notre bétail : la sécheresse funeste à la pousse de l'herbe, la fièvre aphteuse qui, comme en 1935, ruine le cheptel, les sauterelles : elles ne montent pas du Sahara, les mâtines, mais quand un vol s'abat sur un pré, l'herbe est tôt dévorée, croyez-moi. Quant au dernier ennemi, il se présente sous la forme de l'herbe elle-même. Épaisse, vitaminée en diable, comme elle l'est chez nous, son ingestion provoque des troubles dans certains jeunes organismes. Il est vrai qu'à ce moment, la faute en revient à l'emboucheur.

1942, mauvaise année

Il faut conclure. Comme il n'était pas question de traiter dans son ensemble du problème de la viande, mais seulement d'examiner les conditions actuelles de l'élevage et de l'embouche, on n'attendra pas de nous un développement sur l'aggravation des difficultés du ravitaillement. Cependant, la randonnée à travers les plus riches terres d'élevage de France nous a conduit à des observations qui portent en elles des explications premières.

L'année 1942 connut une sécheresse excessive fut une mauvaise année pour le bétail. L'éleveur charolais ne vit pas ses jeunes bêtes croître comme à l'ordinaire et l'emboucheur du Brionnais enregistra des moins-values de viande par rapport aux précédentes saisons ; ailleurs, la récolte du foin fut largement déficitaire. C'était fatal : les prairies ont besoin d'eau, de beaucoup d'eau, pour être fécondées.

Et un hiver alarmant

Quant à l'hiver qui vient de s'achever, il réservait à l'exploitant des alarmes plus graves encore. Pas de foin, pas d'orge, plus de tourteau. Il a dû nourrir son bétail de betteraves, de paille, de matières pauvres ou dénuées de substances nutritives suffisantes pour maintenir en forme les hôtes de l'étable. Aussi bien - si la production de lait est en grosse diminution dans les régions laitières - dans le Charolais, les veaux sont nés (en février et mars) de bêtes sous-alimentées et les emboucheurs peuplent leurs prés d'animaux trop maigres, handicapés au seuil de la cure.

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